La vie des autres
"Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo c’est participer à la mortalité, vulnérabilité, mutabilité d’une autre personne (ou d’une chose). Précisément en fractionnant ce moment et en le gelant, toutes les photos témoignent de la fonte implacable du temps."
Susan Sontag
"La réanimation, déclarait Martin Dres, médecin réanimateur au service de pneumologie de l'hôpital de la Pitié-Salpetrière, ce n'est pas une guerre propre". Mais une guerre est-elle jamais propre quand bien même serait-elle littéralement chirurgicale, médicale ou sanitaire ? N'est-ce pas le propre d'une guerre d'être toujours sale ? Le Président Emmanuel Macron avait utilisé une rhétorique martiale, lui aussi, lors de l'annonce du premier confinement à l'italienne, le 16 mars 2020 en martelant la formule "Nous sommes en guerre". Il précisait : "Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l'ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale" 1. Déjà la pression pesait sur le système de soins de santé et bientôt nous parviendraient des images sidérantes de Lombardie où défilaient, à la tombée de la nuit, des colonnes de camions de l'armée qui escortaient, dans leurs funèbres processions, des cercueils rangés par milliers, refermés sur des corps ayant trépassés seuls et qui laissaient autant de milliers de familles, de conjoints, d'amants, de parents, de frères et d'amis endeuillés. Devant nos écrans, nous regardions médusés ces scènes crépusculaires tandis qu'une odeur de peur et de mort imminentes, auxquelles nos générations étaient totalement étrangères montaient dans les poitrines et affolaient le battement des cœurs. Le monde des générations qui n'avaient pas connus la guerre découvrait une forme superlative d'épidémie (le terme de pandémie signifie bien "le peuple tout entier") et regardait terrifié, la mort le regarder dans les yeux. En quelques jours à peine, les mots "couvre-feu", "isolement", "comorbidité", "courbes", "virus", "cluster", "télétravail", "gouttelettes", "pangolin", "gel hydroalcoolique", "masque", "quarantaine", "geste barrière" ont fait leur entrée dans le vocabulaire quotidien de milliards de personnes sur la planète pendant que de l'autre côté des murs d'enceinte des hôpitaux, une vie parallèle s'organisait fiévreusement pour faire face, coûte que coûte, à une crise sans précédent, dont personne ne mesurait encore véritablement ni l'ampleur, ni l'étendue, ni la durée. Ne restait que l'urgence, les soins, la détresse humaine et respiratoire et quelques guérisons, heureusement.
En Belgique, c'est le mardi 17 mars 2020 que la Première Ministre Sophie Wilmès annonçait l'entrée en vigueur du confinement total du pays prévu pour le lendemain, mercredi 18 mars, à midi. Après l'Italie et la France, la Belgique basculait à son tour dans un temps de suspension avec la promesse d'une réévaluation de la situation trois semaines plus tard, le 5 avril 2020. Le pays recensait à cette date 14 décès et 1486 cas d'infection au Covid-19. Sophie Wilmès avait conclu son discours par un mantra, qui serait bientôt relayé à travers l'ensemble des medias et ajouté en bas des courriers et de nombreux message : "Prenez soin de vous et des autres".
Cette injonction aux accents graves faisait une apparition surprenante dans la rhétorique politique, peu coutumière à invoquer le soin, la protection, la considération des aînés et la nécessaire solidarité. Tandis que le monde retenait son souffle et faisait l'expérience brutale de la vie intérieure, à l'extérieur, des mots écrits à la craie sur les trottoirs, des dessins d'enfants accrochés aux fenêtres, des chants humains et des bruits de casseroles résonnaient sur les balcons, chaque soir à 20 heures précises, en témoignage de gratitude et d'encouragements à destination des travailleurs de première ligne : celles et ceux qui risquaient leur vie et qui le savaient, celles et ceux qui, un jour, ont fait le choix de mettre le temps de leur vie au service des autres, quel qu'en puisse être le prix, le risque, la peur et la fatigue.
Lors de la première vague du printemps 2020, les citoyens organisaient la solidarité et évoquaient la possibilité d'un monde purifié dont les socles s'érigeraient dans le ralentissement de la fièvre consumériste et haletante du monde. Un virus nous contraignait à la modestie et nous donnait à entendre qu'un changement d'envergure était nécessaire. Déjà, à l'orée de l'an 2000, le sociologue Jean-Claude Guillebaud avait exposé toute la contradiction de la vie moderne dans une formule percutante qui tient lieu de titre de tête de chapitre de La Refondation du monde 2 : "Le "moi" en quête de "nous". Une fois accomplie la seconde révolution individualiste, à quels combats de sens consacrer désormais collectivement nos efforts ? Comment faire lien entre le singulier et le pluriel, entre l'hétéronomie de la loi et l'autonomie souveraine de l'individu ? Entre les intérêts des uns et les projets des autres ? Car c'est le vrai "nous" de chair, tangible, voisin et frère que le "Je" de la modernité a perdu en chemin.
Ce chemin de l'entre-deux est ce que nous pouvons appeler une "crise", au sens que lui attribuait Sénèque qui y voit un "assaut" de la nature, une griffe qui lacère un monde qui n'est plus, dans l'attente qu'un monde autre et qui n'est pas encore, advienne. La crise témoignerait donc toujours du gouffre indéchiffrable d'un "entre deux" mondes. A cet égard, en explorant la racine hébraïque du mot "crise", Delphine Horvilleur rappelait qu'il désigne la table de travail, la table d'accouchement, soit un passage d'un monde à un autre.
Du passage, nous ne savons qu'une seule chose, c'est qu'il faut le traverser lorsque vient le moment. La plupart du temps, nous plongeons dans le mystère à l'aveugle et sans guide. Mais dans certains cas, un regard et une voix peuvent miraculeusement témoigner de ce passage silencieux. Il faut, pour cela, qu'un intercesseur se tienne dans la voie du milieu, celle où circulent les passeurs qui ne sont ni tout à fait ici, ni tout à fait là mais toujours en équilibre par-dessus cette faille fragile intervallaire dans laquelle s'inscrit le pouvoir révélateur des images. C'est à ce qu’elles transportent comme signes, comme traces et comme indices d'un monde à l'autre, d'un monde vers l'autre que se reconnait la vérité des images. En plus d'être voyantes, elles rendent visible.
C'est très précisément ce monde de l' "entre-deux" et du passage, suspendus dans un temps et un espace "autres" qu'a saisi le regard de la photographe Celine Chariot. Dans cette hétérotopie en miroir, la photographe nous donne à voir des scènes de vie, de naissance et de mort, entourés de gestes humains, étudiés, précis, attentifs et doux. Les images de Celine Chariot nous propulsent aux confins d'un monde inimaginé et innommé, dissimulé aux regards, dans lequel la vie, la maladie et la mort circulent d'une pièce à l'autre, traversent les salles et les couloirs. En immersion dans ces territoires en guerre où se jouent des combats singuliers en faveur la vie, Celine Chariot témoigne et accompagne des passages clandestins que certains empruntent et que ne pourront jamais appréhender ni totalement comprendre celles et ceux qui se tiennent à l'écart, de l'autre côté des portes et des couloirs. Des étrangers se tiennent face à face des deux côtés de la frontière et de leurs mondes ; entre eux, l'objectif d'un appareil photo montre l'invisible et, par-dessus le gouffre et la faille, construit un pont.
Dans l'unité Covid de l'hôpital de La Citadelle se joue le combat à mort et sans cesse recommencé pour la vie : des urgentistes appliquent les gestes qui sauvent tandis que des respirateurs vrombissent, des infirmiers, le visage en berne, accompagnent le corps d'un défunt, enveloppé dans un sac mortuaire. Dehors, un ciel couchant se colore d'étranges nuages roses et une mère bouleversée embrasse son nouveau-né à travers un masque chirurgical. C'est un fait : des enfants continuent à naître lorsque des hommes meurent de l'autre côté des portes et sous les ciels olorés d'étranges nuages roses. Et il en sera toujours ainsi.
Certes, l'imprévisible a eu lieu, le cygne noir a poussé son cri. Mais des boucliers se sont dressés devant des hommes et des femmes dont le courage, en ces temps de crise, a eu raison du désespoir. Aussi, dans la mémoire collective, les enfants d'Hippocrate resteront les héros des années Covid-19, ce dont témoignent les remarquables photographies de ce livre-miroir qui offre aux vivants un "entre-deux" par surcroît : c'est que le visage de l'héroïsme rayonne dans les deux camps, dans celui de ceux qui soignent comme dans celui de ceux qui sont soignés, comme pour montrer que la vie de ceux et celles que l'on nomme "les autres" n'est pas autre chose que le reflet de notre vie-même. S'agissant d'héroïsme, dans son essai de consolation intitulé Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur précise avec grâce et gravité : "L’héroïsme (...) n'est pas de cesser d'appréhender la fin, mais de toujours nous soucier, même du fond de notre terreur, de ce qui, à notre mort, survivra." 3
En ces temps de jamais vu, une crise nous contraint à apprendre qu'il est temps de penser urgemment à une "refondation" du monde. Tel est sans nul doute le plus grand défi qui soit adressé à l'humanité tout entière : respirer mieux pour ne pas mourir d'étouffement au sein d'une planète épuisée.
Pascale Seys
1 Allocution télévisée d'Emmanuel Macron, lundi 16 mars 2020.
2 Jean-Claude Guillebaud, La Refondation du monde, Paris, Seuil, 2000.
3 Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Paris, Grasset, 2021, p. 175.